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TIMBUKTU.Capellia 16/11/2016-19heure

TIMBUKTU.Capellia 16/11/2016-19heure

Film projeté dans le cadre de la "Soirée Solidarité Internationale"

La confusion du temps mort

Déjà en 2006, Sissako avait réalisé un film qui portait le nom d’une ville malienne. Bamako était la mise en scène littérale d’un procès de cinéma, celui des organisations internationales occidentales, qui devaient répondre de leurs méfaits sur l’Afrique et les Africains. En quelque sorte, Timbuktu apparaît comme le corollaire de ce premier film, les conséquences réelles d’une situation qui n’a pu être jugée que dans la fiction. Car les liens entre les deux films ne se résument pas à leur titre de nature similaire. Il y a une continuité esthétique très forte, une façon de filmer la ville, les hommes dans une impression de temps mort.Dans Bamako, c’est le procès qui imposait cette pause temporelle, par l’attrait qu’il exerçait sur la population, par l’importance de ces débats, des décisions qu’il devait rendre. Dans Timbuktu, ce sont les djihadistes qui ont arrêté le sablier. Leur présence brouille les repères. Sissako le retranscrit dans son film, dans la façon de mettre en scène : par un montage presque déstructuré, il efface les liens de causalité, il mélange les espaces… La reprise du même motif en début et en fin de film (celui d’une antilope courant dans la brousse, remplacée finalement par une petite fille) exprime cette boucle temporelle infinie.

Cette sensation de suspension se double de confusion. Comme dans une tempête de sable, la visibilité diminue. Plus le film avance, moins il est facile de distinguer clairement ce qu’on pensait aller de soi. S’il dessine une occupation violente des djihadistes (l’instauration de la charia, la multiplication de règles absurdes, les punitions corporelles), Timbuktu ne devient jamais un film-dossier ou un documentaire. La fidélité au réel qu’impliquent ces deux genres n’est pas l’objectif de Sissako. Il n’est pas question de reposer les fondements de la situation, d’exposer les tenants et les aboutissants, de présenter les différents acteurs. Jamais n’est spécifié le nom des groupes présents à l’écran. Même la ville de Tombouctou semble irréelle, réduite à un village anonyme, en plein milieux du désert.

Timbuktu-lmc-02Cette volonté de ne pas coller au réel, de ne pas être didactique participe à cette confusion généralisée. De fait, rien n’est schématique, et c’est à l’art, par sa force universalisante, de rendre compte de la complexité du monde. C’est là le cœur de ce film : l’art, sous toutes ses formes, est omniprésent et sert de contrepoint à la violence, la couvre d’un voile pudique sans atténuer sa force. Ainsi, au lieu de filmer frontalement une lapidation, Sissako coupe sa scène et intercale l’image d’un homme en train de danser, de façon presque mystique. De l’exécution, on n’entend alors que les sons, au loin, des pierres lancées contre les condamnés. Une autre fois, une femme punie par le fouet pour avoir écouté de la musique, fredonne quelques paroles pendant la sentence.

L’effacement des frontières et des détails

Ce parallèle entre art et violence est d’autant plus percutant qu’il est au centre du joug exercé par les djihadistes, quitte à tomber dans des paradoxes grinçants. Car la complexité de Timbuktu se niche à différents niveaux de lecture. A plusieurs moments, le film prend un ton ironique qui perturbe. Mais loin de rire un peu bêtement de l’horreur, cet aspect remet ce que l’on voit en perspective, pousse à s’interroger. Que penser des djihadistes, grands donneurs de leçon en matière religieuse, qui ne respectent pas les règles de lieux saints en y pénétrant en armes et en chaussures ? Que penser de ceux qui, au nom d’un Dieu, interdisent la musique, même quand celle-ci vénère ce même Dieu ?

Souvent, l’ironie amène à recomposer notre regard sur ces bourreaux. Sissako en fait un portrait tout en nuances, presque humaniste, très loin de l’image de tueurs sanguinaires que diffusent les médias, mais sans jamais effacer leur cruauté. Le cinéaste esquisse des figures disparates, singulières. Quel est l’écart entre le « chef », Abdelkrim (Abel Jafri), au calme et à la droiture morale qui semble effrayante, et ces jeunes recrues, effrayées de la réalité du terrain, en proie à des doutes existentiels sur leur volonté ? De ce point de vue, la séquence montrant ce jeune rappeur face à une caméra, incapable d’exprimer sereinement sa profession de foi, est troublante. Comme l’est cette discussion, aux détours d’une rue, à propos de l’Equipe de France de football, absolument normale. Sûrs d’eux ou irresponsables, droits ou grotesques ou paumés, Timbuktu présente une mosaïque hétéroclite de ces hommes, de ce phénomène complexe.

Timbuktu-lmc-01Toujours à chercher le contrepoint, le film fait ressentir l’atmosphère irréelle de l’occupation, cette sensation étrange ou chaque détail de la vie s’efface, inlassablement, un à un, parfois pour mieux resurgir tel un jaillissement de liberté. Le lien entre ces saynètes est assuré par le destin d’une famille touareg, vivant un peu à l’écart de la ville et confronté à un drame. Le père de la famille, Kidane, tue accidentellement un pêcheur, dans une scène puissante, au bord d’un lac, pour une modeste histoire de vache. L’écrasante lumière de la photographie de Sofian El Fani (le chef opérateur d’Abdellatif Kechiche notamment), rend la séquence mystique, l’inversion du meurtre d’Abel, le pasteur de bétail, par Caïn, le cultivateur. De ce geste s’échappe une violence qui semble soudaine, directement transmise par la pesanteur de l’occupation, dans une sorte de transmission, comme si l’occupation djihadiste avait effacé toutes les barrières morales qui rendent possible la vie en société.

Cette notion d’effacement est décidément récurrente. Le film le matérialise explicitement dans une scène appelée à rester dans les esprits, celle d’un match de foot mimé, joué sans ballon, celui-ci étant interdit par le joug des terroristes. Le génie de cette séquence ne provient pas de l’idée mais de la façon dont elle se diffuse : la partie devient une sorte de danse, sans règles autre que celle de la cohérence du sport, si libre, si fluide. Car dans un monde irréel, le seul échappatoire semble être aussi l’irréel. Le seul personnage absolument libre du film, Zabou (Kettly Noël), la « folle du village » qui se balade dans ce dédale de sables accompagné de son coq, jouit d’une liberté absolue de parole et de gestes, tant elle échappe aux règles et aux lois du monde réel. C’est elle qui porte l’espoir, nichée au cœur de ce grand film. Dans un dernier élan, cet espoir se transforme en musique, et les quelques notes de Amine Bouhafa, chantées par Fatoumata Diawara, finissent de nous transporter…

 

 

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